L’usure dentaire est une détérioration liée à l’usage. Elle est généralement considérée comme physiologique, mais peut parfois prendre un caractère pathologique, notamment lorsqu’elle est atypique au regard de l’âge du patient. Elle peut alors engendrer des douleurs ou de l’inconfort, des troubles fonctionnels ou encore une altération esthétique. Dans ce cas, la gestion des lésions repose sur une stratégie permettant la détermination de leur principale origine, l’évaluation de leur gravité, leur prise en charge thérapeutique, ainsi que la mise en œuvre de mesures préventives. Ces démarches, bien que codifiées, restent insuffisamment connues et appliquées aujourd’hui. Elles sont pourtant issues de nombreux travaux qui, au fil des siècles, en ont permis l’élaboration progressive. L’objectif principal de cet article est de retracer l’histoire de certains de ces travaux, afin de mettre en lumière le rôle prépondérant joué par certains cliniciens et/ou acteurs de la recherche.
Usure dentaire pathologique : une histoire ancienne, un défi actuel
Auteurs : Emmanuel d’Incau, Adrien Laran, Olivia Kérourédans

Les précurseurs
Les premières descriptions systématiques des lésions d’usure dentaire remontent au XVIIIe siècle, notamment avec le chirurgien écossais John Hunter. Ce médecin militaire, anatomiste de renom est en effet l’auteur du premier ouvrage entièrement consacré à l’odontologie, intitulé The Natural History of the Human Teeth (1771) [1]. Ce manuscrit constitue le point de départ de nombreux écrits ultérieurs, abordant de manière exhaustive les principales formes d’usure dentaire et leurs étiologies. Notons cependant que dès le début du XVIIIe siècle, le chirurgien-dentiste français Pierre Fauchard, considéré comme le père de la dentisterie moderne, avait déjà décrit dans son ouvrage majeur Le Chirurgien Dentiste, ou Traité des Dents (1728) les effets abrasifs du brossage excessif et de l’alimentation acide sur les dents (fig. 1) [2]. Ces connaissances furent approfondies à la fin du XIXe siècle par divers auteurs qui observèrent que l’usure pouvait être exacerbée par certaines conditions environnementales [3], l’acidité intra-orale [4] et le grincement des dents [5]. Ainsi, les origines mécaniques et chimiques de l’usure dentaire furent progressivement découvertes et décrites précisément dès cette époque (fig. 2).

![2. Représentation de lésions d’usure dentaire mécanique liées au brossage dentaire (en haut) et chimique liées à la consommation excessive de citron (en bas) par Darby en 1892 [4].](https://www.idwebformation.fr/wp-content/uploads/sites/2/2025/10/2-1-tt-width-800-height-484-fill-1-crop-0-bgcolor-12181f-isLogoProxy-0-post_id-218765-768x465.jpg)

Développement des classifications
Parallèlement aux premières descriptions documentées, plusieurs travaux ont permis de développer des systèmes de cotation visant à quantifier et/ou qualifier l’usure dentaire. Dès le XIXe siècle, Paul Broca proposa une classification en cinq niveaux (0 à 4) pour décrire l’usure dentaire des populations du passé, de progression rapide et systématique [6]. Ce système fut repris et modifié par d’autres auteurs et sert encore au codage rapide de l’usure dentaire des séries archéologiques ou des restes dentaires fossiles. Murphy développa en 1959 une classification plus détaillée [7], mais sa complexité conduisit à privilégier les systèmes de Scott [8] ou de Smith [9], plus simples et adaptés à l’étude comparative entre populations. Notons que certaines classifications intègrent également l’angulation des surfaces usées, permettant d’explorer les liens entre usure, régime alimentaire et techniques de préparation des aliments [10] (fig. 3).
![3. Classification de Molnar (1971) fréquemment utilisée pour coter l’usure des populations du passé. A = stade d’usure ; B= type d’usure – direction de la surface d’usure ; C = types d’usure – forme de la surface d’usure [10].](https://www.idwebformation.fr/wp-content/uploads/sites/2/2025/10/3-1-tt-width-800-height-484-fill-1-crop-0-bgcolor-12181f-isLogoProxy-0-post_id-218765-768x465.jpg)
Par ailleurs, dans les études paléodémographiques, certains systèmes permettant d’estimer l’âge au décès des individus ont également été mis au point [11]. Leur emploi n’est cependant pas exempt de limites, l’usure dentaire variant considérablement d’un groupe à l’autre selon le régime alimentaire et son mode de préparation. Ces notions se sont révélées particulièrement pertinentes depuis la première « révolution alimentaire », marquée par le passage d’un mode de vie de chasseur-cueilleur à celui de producteur, mais aussi depuis la seconde « révolution alimentaire », beaucoup plus récente, caractérisée par la consommation d’aliments mous et peu abrasifs [12]. Les systèmes historiques, pensés pour des populations à usure marquée, s’adaptent cependant mal aux sociétés industrialisées modernes. Pour cette raison, des classifications cliniques contemporaines ont été proposées au début des années 1980 [13, 14], bien qu’elles soient parfois peu reproductibles. Le système BEWE (Basic Erosive Wear Examination), issu des travaux d’Eccles, Smith et Knight, et formalisé par Bartlett en 2008 [15], constitue aujourd’hui une référence intégrant mieux la nature érosive de l’usure actuelle. Le Tooth Wear Evaluation System (TWES), proposé en 2016 puis révisé en 2020 par Wetselaar et collaborateurs [16], présente quant à lui l’avantage de distinguer l’usure antérieure et postérieure, tout en tenant compte de la localisation, de la sévérité et du type de l’usure (attrition, abrasion, érosion). Le TWES permet en outre de déterminer le moment opportun pour débuter un traitement, de décider du type de prise en charge à appliquer et d’estimer le niveau de difficulté d’un traitement restaurateur.
Principaux facteurs de risque
Différents facteurs de risque, isolés ou conjugués, sont susceptibles d’induire une usure dentaire pathologique (fig. 4) [17]. Cela est particulièrement le cas du bruxisme lié au sommeil et de l’acidité intra-orale [18]. Les premières formes d’usure attribuables au bruxisme lié au sommeil ont été décrites par Black [5], mais c’est Karolyi qui fournit les premières descriptions précises de lésions sévères liées au grincement des dents, aujourd’hui connues sous le nom « d’effet Karolyi » [19]. Peu après, Marie et Pietkiewicz rapportèrent douze cas de patients présentant une usure sévère et divers troubles associés à des lésions du système nerveux central [20]. Ils nommèrent cette pathologie « bruxomanie ». De nombreux cas cliniques furent ensuite publiés. Ceux rapportés par Frohman sont particulièrement notables, car il distingua le serrement-grincement survenant à l’éveil de celui observé durant le sommeil, qu’il nomma « bruxisme » [21]. Le terme de « parafonction » fut introduit plus tard par Drum [22], avant que les avancées en médecine du sommeil ne permettent une meilleure compréhension de cette activité rythmique des muscles masticateurs, d’origine centrale [23].

L’acidité intra-orale, souvent en synergie avec le bruxisme lié au sommeil, constitue également un facteur aggravant majeur de l’usure dentaire [12]. Elle peut être d’origine intrinsèque (reflux gastro-œsophagien, régurgitations, vomissements spontanés ou provoqués) ou extrinsèque (alimentation solide ou liquide, environnement). Les premières descriptions d’usure associée à une acidité marquée remontent à plus d’un siècle [7] et étaient probablement dues à une acidité endogène. Ce n’est que plus récemment que les facteurs exogènes, notamment la consommation de boissons acides (sodas, boissons énergétiques), ont attiré l’attention. Smith et Knight furent les premiers à souligner la prédominance de lésions érosives chez les sujets jeunes, ainsi que les dangers de ces boissons dont l’acidité extrême et la faible saturation étaient bien connues dès les années 1980 [24].
Mesures de prévention
La prévention de l’usure dentaire s’articule en trois niveaux, primaire, secondaire et tertiaire, selon que l’usure présente un caractère physiologique ou pathologique. La prévention primaire vise à réduire l’exposition aux facteurs de risque et à maintenir l’usure dans des limites physiologiques. La prévention secondaire repose sur la détection précoce des signes d’usure pathologique et sur l’instauration de mesures conservatrices pour en limiter la progression. Enfin, la prévention tertiaire concerne la restauration des tissus dentaires perdus et la prévention de nouvelles atteintes. Les modalités de prise en charge s’appuient sur différents consensus [25] et prises de position [26], qui constituent actuellement des références pour orienter la pratique clinique (fig. 5).
![5. Conseils thérapeutiques et mesures de prévention appropriées selon la nature physiologique ou pathologique de l’usure dentaire. Adapté de Loomans et al. [25].](https://www.idwebformation.fr/wp-content/uploads/sites/2/2025/10/5_copie-tt-width-800-height-484-fill-1-crop-0-bgcolor-12181f-isLogoProxy-0-post_id-218765-768x465.jpg)
Conclusion
La détection, l’identification des étiologies, l’évaluation de la sévérité, le traitement et la prévention des lésions d’usure pathologique sont aujourd’hui possibles grâce aux travaux initiés par des précurseurs il y a plusieurs siècles. Ces avancées résultent d’innombrables collaborations interdisciplinaires, associant odontologie, médecine, anthropologie, archéologie, tribologie, etc. Fait étonnant, les données les plus significatives dans ce domaine sont souvent parmi les plus anciennes, mais demeurent largement méconnues. Un effort concerté de différentes communautés scientifiques apparaît donc indispensable pour mieux comprendre les concepts et les enjeux actuels de l’usure dentaire pathologique.
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Usure dentaire pathologique : De la prévention à la prise en charge
Bibliographie
- Hunter J. The Natural History of the Human Teeth: Explaining their Structure, Use, Formation, Growth, and Diseases. London: J. Johnson. 1778.
- Fauchard P. Le Chirurgien Dentiste, ou Traité des Dents. Paris: J. Mariette. 1728.
- Mummery JR. On the relations which dental caries: (as discovered amongst the ancient inhabitants of Britain, and amongst existing aboriginal races): may be supposed to hold to their food and social condition. Transact Odontol Soc Great Britain 1870;2:27-102.
- Darby ET. Dental erosion and the gouty diathesis: are they usually associated ? Dent Cosmos 1892;34:629-40.
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- Broca P. Instructions relatives à l’étude anthropologique du système dentaire. Bull Soc Anthrop Paris 1879;2:128-63.
- Murphy T. The changing pattern of dentine exposure in human tooth attrition. Am J Phys Anthropol 1959;17:167-78.
- Scott E.C. Dental wear scoring technique. Am J Phys Anthrop 1979;51:213-18.
- Smith BH. Patterns of molar wear in Hunter-gatherers and agriculturalists. Am J Phys Anthropol 1984;63:39-56.
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- Bartlett DW, Ganss C, Lussi A. Basic Erosive Wear Examination (BEWE): a new scoring system for scientific and clinical needs. Clin Oral Investig 2008;12:S65-S68.
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- Loomans B, Opdam N, Attin T, et al. Severe tooth wear: european consensus statement on management guidelines. J Adhes Dent 2017;19:111-9.
- FDI World Dental Federation. Tooth Wear. Int Dent J 2024;74:163-4.
À propos des auteurs
- PU-PH – Université de Bordeaux
- CHU de Bordeaux
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Dernière mise à jour le 3 octobre 2025