Apport du numérique dans le suivi du patient dans le temps, Application aux cas d’usure dentaire

Les possibilités offertes par la numérisation de nos protocoles de travail ne cessent de s’étoffer. Dernières applications à venir enrichir notre arsenal préventif et thérapeutique, les logiciels de comparaison de modèles 3D, en s’intégrant aux systèmes d’empreintes optiques, viennent bousculer notre manière d’appréhender le suivi de nos patients et le recueil des données lors de nos consultations. Exemple et réflexions autour de ce sujet encore peu traité, mais qui pourrait bien bouleverser la qualité de la prise en charge précoce de nos patients.

En quelques années, les flux de travail se sont numérisés, modernisés, réinventés grâce aux avancées technologiques (matérielles et logicielles), mais aussi à leur meilleure compréhension et leur intégration au sein de protocoles parfois bien établis.

Pour accompagner l’expansion de cette numérisation, nous avons vu ces dernières années apparaître de nouveaux équipements : caméras d’empreintes optiques ou scanners intra-oraux, cone beam, scanners faciaux, dispositifs d’enregistrement de l’occlusion dynamique.

Les scanners intra-oraux restent, pour cet écosystème, la porte d’entrée vers le cabinet. Autrefois cantonnés à la numérisation de secteurs d’arcades en vue de la réalisation de prothèses par CFAO, ils sont aujourd’hui la pierre angulaire de la prise en charge de nos patients, dans la mesure où ils sont non seulement des outils thérapeutiques, mais aussi des vecteurs de communication et de diagnostic puissants.

Les scanners intra-oraux permettent aujourd’hui de réaliser des empreintes d’arcades complètes en moins de deux minutes. Ils trouvent ainsi une place nouvelle dans le suivi dans le temps des patients, grâce à l’intégration de logiciels de comparaison automatique d’empreintes. En utilisant deux empreintes prises à des moments distincts, il est aisé de mettre en évidence des pertes de tissus dentaires (usures), des déplacements dentaires ou encore des modifications du contour gingival : soit des situations très fréquentes, motifs réguliers de consultation pour lesquels nous disposons de peu de moyens objectifs de suivi de l’évolution [1].

Ces logiciels se généralisent sur tous les systèmes de scanners intra-oraux : Patient Monitoring (3Shape), Time Lapse (iTero), Medit Compare (Medit), Oracheck (Densply Sirona).

L’évolution des modes de vie et des habitudes alimentaires, les mobilités géographiques ainsi que certains facteurs intrinsèques (reflux gastriques) nous contraignent à être plus vigilants sur les signes précoces ou évolutifs de l’usure dentaire d’origine érosive ou mixte et à alerter dès que possible les patients afin de mettre en place à temps des mesures de prévention adaptées [2].

Une étude récente sur un suivi de l’usure sur deux ans de 81 patients par l’intermédiaire de scans intra-oraux a mis en évidence une progression de l’usure dentaire, avec de grandes variations inter-individuelles dans les valeurs de ces pertes de substance. L’étude se concluait sur l’intérêt et la nécessité d’un suivi individuel avec ce type de logiciels, y compris pour des patients de prime abord « non pathologiques » [3].

La question de la généralisation des scans intra-oraux lors de nos consultations peut légitimement se poser. Plus généralisables que les photographies (pas toujours faciles à prendre, surtout en vue occlusale), que les radiographies (pas toujours justifiées) ou encore que les empreintes physiques (difficiles à stocker et à comparer), les empreintes optiques ont en effet toute leur place dans le bilan, l’enregistrement et l’archivage de l’état buccal de nos patients.

Nous vous proposons, à travers un cas clinique, d’entrevoir le potentiel de ces logiciels de suivi ainsi que l’apport d’un flux de travail numérique global.

Cas clinique

Le patient, âgé de 52 ans, consulte de façon régulière pour des contrôles. En 2019, lors de sa consultation annuelle, l’examen clinique révèle des usures importantes au niveau des incisives mandibulaires, ainsi que des caries secondaires sous quelques composites proximaux. Le patient ne se plaint pas de douleurs particulières et les soins conservateurs sont réalisés. Il est néanmoins alerté, mais préfère temporiser. Compte tenu de la situation, nous décidons de réaliser une empreinte optique « d’étude » en fin de séance (fig. 1).

Un an après, le patient revient pour son contrôle. Il a remarqué « un éclat sur sa dent de devant » en lien avec une usure de type érosive sur la 11. Repensant à la conversation du dernier contrôle, il nous demande spontanément s’il est possible « voir » s’il a continué à user ses dents, la sensation de dégradation commençant à l’inquiéter. Une nouvelle empreinte est réalisée et instantanément comparée à la précédente (fig. 2). Le logiciel, intégré au système de la caméra d’empreintes, corrèle les empreintes de façon automatique et permet, grâce à une échelle colorimétrique, de mettre clairement en évidence les différences mesurées (fig. 3) : en vert l’absence de changement, en jaune un déficit de 100 à 200 µm, en orange un déficit de 400 à 800 µm, en rouge un déficit au-delà de 1 mm. Il est également possible de prendre des mesures ponctuelles afin de préciser la perte observée (notamment dans les zones « rouges »). Dans le cas de notre patient, l’usure concerne surtout les faces vestibulaires des incisives maxillaires, les faces occlusales des dents cuspidées (avec de belles cupules érosives) ainsi que les bords libres des incisives mandibulaires.

L’aspect visuel et comparatif est alors un formidable outil de communication avec le patient et un accélérateur de la prise de conscience de son état. Cela permet d’ouvrir la discussion de façon plus concernée sur les causes probables (habitudes alimentaires, mode de vie, etc.). Ce patient étant traileur (coureur à pied), il grignote pendant ses courses et boit de l’eau avec du jus de pamplemousse. Ces habitudes alimentaires jouent un rôle déterminant dans le diagnostic d’usures chimiques aggravées par attrition. L’identification des causes et leur prise en charge sont un élément essentiel du succès des thérapeutiques qui pourraient être engagées.

La décision d’une restauration de sa denture est communément décidée. Plusieurs éléments vont nous aider dans l’organisation et la gestion de la prise en charge :

  • le patient indique porter une gouttière de relaxation mandibulaire, de type Michigan, avec des pentes canines très prononcées, qui représente pour lui un réel confort. Nous allons donc l’utiliser comme un déprogrammeur de Kois pour évaluer et définir les rapports interarcades (DVO, trajets mandibulaires…). Un nouveau scan intra-oral de l’arcade mandibulaire avec la gouttière en bouche est réalisé (fig. 4). L’OIM avec cette gouttière est également enregistrée ;
  • en évoquant la nécessité de les restaurer (soit réparer pour retrouver leur état primitif), il parle de ses dents au moment où il a fait de l’orthodontie, entre 1988 et 1990, et dit avoir encore en sa possession les moulages de l’époque. Nous décidons de numériser ces moulages afin qu’ils nous servent de guides, voire de copies de travail (fig. 5).

La cinématique mandibulaire est enregistrée avec la gouttière de relaxation en bouche à l’aide d’un dispositif spécifique (ModjawTM) (fig. 6). Cet enregistrement, appelé 4D par certains auteurs, permet d’animer les modèles 3D du patient selon ses mouvements mandibulaires réels captés par la machine. La suppression des perturbations occlusales et la restauration d’un schéma occlusal idéal viseront à réduire ou à éliminer l’hyperactivité musculaire provoquée par des conditions occlusales perturbées. L’analyse de la cinématique mandibulaire évalue les mouvements mandibulaires limites et fonctionnels du patient : ouverture/fermeture, propulsion/rétropulsion, diductions droite et gauche, mastication. Tous ces mouvements, enregistrés avec la gouttière, seront appliqués par superposition à la situation sans cette dernière, afin de réaliser un mock-up fonctionnel. La nouvelle DVO est donnée par l’épaisseur de la gouttière.

Toutes les données numériques récoltées sont transmises au prothésiste-designer :

 

  • empreintes numériques de 2020 (état actuel pathologique) ;
  • empreintes numériques de 2020 avec gouttière Michigan (état actuel avec la bonne fonction) ;
  • empreintes numériques de 1998 (état « primitif » avant usures) ;
  • enregistrements fonctionnels mandibulaires.

 

Ces éléments vont lui permettre de concevoir une réhabilitation complète adaptée à la fonction idéale d’aujourd’hui, tout en reproduisant au plus près l’aspect esthétique d’avant : un projet qu’aucune technique physique ne peut faire avec autant de précision (fig. 7).

Le wax-up numérique est imprimé. Deux clés en silicone rigides en sont tirées (maxillaire et mandibulaire) afin de pouvoir matérialiser le projet en bouche via un mock-up en résine (fig. 8). Ce dernier permettant classiquement de valider le projet esthético-fonctionnel avec le patient.

Après validation, une nouvelle empreinte numérique du mock-up en bouche (notamment car quelques modifications occlusales et de design ont été faites par rapport au wax-up initial) est réalisée et constituera le modèle que le résultat final devra reproduire.

Pour des problématiques de coût, le choix restauratif choisi a été celui de composites injectés.

Cette technique purement additive consiste en l’injection de composite fluide hautement chargé à travers des moules de silicone transparents fabriqués sur les modèles issus du wax-up initial ou, comme ici, du mock-up modifié (fig. 9).

Conclusion

Le cas présenté ici montre tout l’intérêt des logiciels de suivi dans le temps et les comparaisons d’empreintes qu’ils permettent. Quels autres outils permettent de mettre en évidence de façon aussi objective les évolutions et les modifications dans le temps d’une même denture ? Sans compter qu’ils représentent de formidables outils de communication ! Les possibilités offertes (à nos patients et à nous-mêmes) ne justifient-elles alors pas la systématisation des empreintes de contrôle ? Demandons-nous d’ailleurs si la thérapeutique décrite ici aurait été la même si une empreinte « d’étude » n’avait pas été réalisée, alors même que le patient ne se plaignait de rien ? Et que dire si cela avait été fait lors de ses précédentes visites ? Car si dans de telles situations, la prise de conscience, même tardive, est souhaitée, n’oublions pas que l’enjeu reste une prise en charge la plus précoce possible.

La littérature est encore très limitée sur ce sujet, mais gageons que les choses vont évoluer tant le champ des possibles offert par ce type d’applications est loin d’avoir été exploré (à peine y mettons-nous les pieds) et leur place pleinement justifiée dans un écosystème numérique.

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Bibliographie

  1. Machado AC, Phillips TS, Zimmerman R, Scaramucci T, Amaechi BT. Monitoring erosive tooth wear with intraoral 3D scanner: A feasibility study. Am J Dent 2022;35(1):49-54.
  2. Aránguiz V, Lara JS, Marró ML, O’Toole S, Ramírez V, Bartlett D. Recommendations, and guidelines for dentists using the basic erosive wear examination index (BEWE). Br Dent J 2020;228(3):153-7.
  3. Schlenz MA, Schlenz MB, Wöstmann B, Glatt AS, Ganss C. Intraoral scanner-based monitoring of tooth wear in young adults: 24-month results. Clin Oral Investig 2022; 26(2):1869-78.

À propos des auteurs

Dr Karim NASR
Docteur en chirurgie dentaire

                               & Marie-Anne My 

                                Laurianne Bas

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Dernière mise à jour le 3 mai 2024